Article paru dans LE POINT n°1798 le 1er Mars 2007


Nathalie Baye, la patronne.
À l'écran, elle se permet de jouer les mères abusives. En coulisses, elle s'impose, en douceur, comme la patronne du cinéma français.

Par François-Guillaume Lorrain.

La silhouette, fine, gracile, presque juvénile, trahit la discipline de l'ex-danseuse. Arrivée en avance, elle choisit le recoin le plus dérobé de cet hôtel du 6ème arrondissement. Elle n'aime guère les interviews. Préfère, par curiosité, interviewer. Très vite, le charme opère, léger, énergique. Il faut se pincer pour retrouver la mère qui, dans Mon fils à moi, de Martial Fougeron, étouffe à petit feu son rejeton de 12 ans. « Jamais , avoue Nathalie Baye, je ne suis allée aussi loin dans la noirceur psychologique. » Rien ne dépasse. Mais tout y est. Toute la folie douce, glacée, d'une mère angoissée par l'âge, qui, sûre de son bon droit, fait le vide par petites touches. Pas touche à mon petit homme ! La Vierge à l'Enfant version Carmen. Si je t'aime, prends garde à toi. Si tu ne m'aimes pas, prends ça dans la gueule ! Le fils encaisse, se cabre, ploie, s'étiole. Le mari, lâche, s'écrase. « Sauf quand Olivier Gourmet me gifle. Là, les salles en province applaudissent. » Car cette actrice, qui voue un culte à Helen Mirren, « si humaine, même sur les personnages les plus difficiles », joue juste, sans édulcorer ni en rajouter, tantôt cinglée, tantôt apaisée.
Comment a-t-elle fait ? Elle refuse l'analyse. Et l'actrice de se rappeler sa scène originelle. « J'avais 17 ans. Je faisais de la danse à Monaco. Je suis allée voir une professeur d'art dramatique à Nice, qui m'a demandé de revenir avec un texte. Elle s'est d'abord limé les ongles. Puis elle a ralenti avec sa lime, l'a posée et m'a écoutée. J'avais été la dernière en classe, je n'étais pas une grande danseuse, mais j'avais l'impression d'avoir joué dans une autre vie. » Elle persévère sur les pointes, danse dix-huit mois à New York, mais finit par pousser la porte du cours Simon puis du Conservatoire, où elle croise la route d'André Dussollier et de Jacques Villeret.
Pour ce rôle de mère possessive, Nathalie Baye s'est impliquée. « Malgré sa longue carrière, constate Martial Fougeron, elle prend encore des risques. Elle reste aussi angoissée, mais ne fait jamais peser son angoisse sur le film. » Baye la traqueuse, Baye la volontaire, aussi. Sans elle, on n'aurait jamais vu cet excellent premier film au sujet propre à faire reculer un patron de chaîne. « C'est la première fois que je vais les démarcher. » L'actrice, qui dit aimer « assister à la naissance d'un cinéaste », a mis son nom dans la balance. Depuis son second César obtenu avec Le petit lieutenant, Baye a la taille patron. Jadis occupé par Signoret, puis lorgné par Jeanne Moreau, Catherine Deneuve et snobé par Isabelle Huppert, le siège de patronne du cinéma français n'est-il pas vacant aujourd'hui ? Petite fiancée indémodable – elle a été choisie, dans le clip des Enfoirés, pour être la spectatrice des cinquante plus beaux baisers de l'histoire du cinéma –, championne des femmes courageuses et vulnérables, Baye se fiche du pouvoir. Mais elle sait être aussi une main de fer. Et de la volonté, il lui en a fallu pour relancer, autour de la cinquantaine, une carrière qui battait de l'aile. Aujourd'hui, elle n'hésite pas à faire retravailler les scénarios.
« Au début, on ne s'aime pas. Puis on essaie de plaire, de se plaire. Enfin, on prend la liberté de déplaire. » Jolie manière de résumer une vie à l'écran, que François Truffaut fit basculer vers le cinéma. L'histoire est belle. Un jour de 1972, sortant d'un restaurant rue Marbeuf avec son agent d'Artmédia, Serge Rousseau, elle croise sur le trottoir opposé Suzanne Schiffman, l'assistante-scripte de Truffaut. Peu après, Rousseau reçoit un appel : « Qui était la jeune femme avec vous rue Marbeuf ? » Convoquée par Truffaut, qui songe à elle pour le rôle de scripte dans La nuit américaine, celui-ci est déçu : « Ce n'est pas cela du tout. » Il la fait tout de même revenir et lui colle une énorme paire de lunettes sur le nez. Truffaut à plusieurs reprises, mais aussi Pialat, Godard, Chabrol, Tavernier : elle a tourné avec les plus grands. Des rencontres qu'on lui presse depuis longtemps de raconter dans des Mémoires. Mais, secrète, elle hésite à franchir le pas. « Mes vies privée et professionnelle sont parfois si liées. » Comment parler de Johnny, de Philippe Léotard, de Laura Smet ? Et pourtant elle veut témoigner, transmettre. « Quand je me rends dans des cours de théâtre, je me dis que cette génération a tout faux. Elle veut tout, tout de suite. Il faut prendre le temps. Savoir aussi déplaire. »
Cette liberté de déplaire, elle en jouit aujourd'hui. Car, au cinéma, la liberté consiste à ne pas avoir d'emploi. Pas d'étiquette. « Elle est au-delà du paraître », dit Roschdy Zem, son partenaire dans Le petit lieutenant et La Californie. Baye, à qui « l'on propose tout » , peut donc se permettre de jouer à la fois les mères terroristes dans Mon fils à moi et les mères adoptives et adorables dans Michou d'Auber. Malgré nos réserves, elle défend ce film, où elle retrouve Gérard Depardieu pour la quatrième fois. Comme Depardieu, les Français la suivent depuis plus de trente ans. Comme lui aussi, elle n'aime pas les longues palabres et les cheveux coupés en quatre. Le jeu avant toute chose ! Avec ces deux films aux antipodes, elle suit son désir, « ne jamais s'ennuyer » , sa curiosité, « tout tenter », qui la font alterner comédies populaires et films d'auteur. Mais, depuis deux ans, elle ose davantage. On la savait à l'aise avec les femmes un peu piquées, mais depuis Le petit lieutenant elle explore des zones plus sombres réservées à la seule Isabelle Huppert. « Il faut bien trouver des avantages à avancer dans la vie, glisse cette presque sexagénaire. Je voudrais disparaître dans mes rôles. Ce sont eux qui parlent pour une actrice. » Depuis peu, ces rôles qu'elle qualifie d'« entre deux rives » parlent drôlement.
Dans La Californie, on a pu la voir, en reine friquée et despotique d'un harem, s'accrochant à un homme pour refuser le temps qui passe. Une fuite en avant, avec la mort pour terminus. Dans Mon fils à moi, la peur de perdre son enfant mène aussi au meurtre. « J'ai découvert en elle une vraie violence », avoue le réalisateur, Martial Fougeron. D'où vient-elle ? « Je l'ai toujours eue en moi », reconnaît Nathalie Baye. Qui n'a jamais caché que ses histoires d'amour avec Philippe Léotard et Johnny n'avaient pas été de tout repos. « Cette violence, on me donne maintenant la possibilité de l'exprimer. » Et elle profite de ces années pour aller là où on ne l'attend pas. Comme pour ce monologue au théâtre du Rond-Point, où elle a fait revivre l'univers proche de la folie traversé par Zouc. « Les gens venaient me parler de leur vie. C'était très beau, mais un peu lourd. J'étais contente que cela s'arrête. » Elle reprendra pourtant ce monologue pour une tournée en province.
Avant cela, en août, elle aura été la Cliente de Josiane Balasko. Après de multiples embûches, Balasko adapte enfin son livre sur une femme solitaire en quête d'amour auprès d'un jeune homme tarifé. Le roman avait marqué Nathalie Baye, grande lectrice devant l'Éternel. N'a-t-elle pas, pendant ses années au Conservatoire, fait la lecture à Hélène Morand, femme de Paul, avenue Charles-Floquet ? Aujourd'hui encore, entre deux tournages, elle file dans son refuge de la Creuse pour y dévorer une flopée d'ouvrages dont elle a établi la liste. Elle n'hésite pas à vous interroger sur vos derniers emballements, avant de parler des siens : Les chutes, de Joyce Carol Oates, et L'histoire de Chicago May, de l'Irlandaise Nuala O'Faolain, le récit fou d'une femme gangster. Des personnages qu'elle verrait bien au cinéma. Depuis son expérience avec Spielberg (Catch Me If You Can), n'a-t-elle pas son mot à dire aux États-Unis ? « Je ne nourris pas de rêve américain. Et puis j'ai horreur de solliciter. » Avec l'amie Josiane, elle a fait une exception. « Si tu ne veux pas jouer ton rôle, lui ai-je dit, je suis cliente. » Nul doute que le public, l'an prochain, sera lui aussi client.